Nous créons un champion de la gestion de conviction

Interview par Allnews le 31 Octobre 2023 et réalisée par Emmanuel Garessus

 

L’alliance entre La Banque Postale AM et La Financière de l’Echiquier est unique sous de nombreux aspects. L’ambition est d’atteindre 100 milliards d’euros, selon Bettina Ducat, CEO de LFDE.

Un nouveau géant de l’asset management européen est né. La réunion de deux boutiques de conviction, La Financière de l’Echiquier et Tocqueville Finance et de la filiale d’une grande banque française, La Banque Postale AM, crée un groupe de 70 milliards d’euros sous gestion. Le nouveau groupe vise une croissance sur les marchés européens, dont la Suisse. Bettina Ducat, qui, au sein du nouveau groupe, garde la responsabilité du nouvel ensemble formé par la réunion des deux boutiques de gestion de conviction, répond aux questions d’Allnews:

L’acquisition de la filiale d’une grande bancassurance, comme La Banque Postale AM, avec une boutique telle que LFDE, peut-elle être autre chose qu’une absorption?

C’est l’enjeu de cette alliance, depuis que se sont nouées des discussions en janvier 2023. La logique est celle d’une co-construction pour tirer profit du meilleur de chacune des parties dans l’intérêt des clients. Notre ambition est la création d’un modèle original, unique, qui tient compte des particularités de chacun et qui, du fait des complémentarités, ne vise pas à une absorption, mais un modèle qui ne ressemble à aucun autre.

Quelles sont ces complémentarités?

Nous avons des positionnements, des gestions et des clients très différents. Nous entendons nous appuyer sur la singularité de chacun. Cette alliance nous permet de changer d’échelle. Nous aurons les moyens de nos ambitions et de notre développement. La Poste se définit ici comme un accélérateur de développement. Notre proposition de valeur porte sur des produits très concentrés, le fruit des fortes convictions d’une boutique de gestion de stock-picking.

Qui sont les clients de chaque entité?

Une grande partie de la clientèle de La Banque Postale AM (LBP AM) est tournée vers la banque elle-même. Précisons que le groupe La Banque Postale est au service de 64 millions de clients (fin 2021).

La Banque Postale est détenue par La Poste qui appartient à la Caisse des dépôts et Consignations, et qui a une mission de service public. La physionomie du groupe a beaucoup évolué, il s’est beaucoup transformé, en particulier dans le numérique. Au sein du groupe, la gestion d’actifs est au service d’une banque citoyenne très fortement axée sur l’ESG.

«Nous n’aurons pas de suppressions d’emplois, au contraire nous recrutons.»

Dans l’asset management, LBP AM a aussi développé une clientèle institutionnelle, souvent proche des acteurs publics qui ont à répondre à des contraintes similaires. LBP AM dispose d’un savoir-faire en matière d’ingénierie, de conception d’outils de gestion et d’offre sur-mesure. Elle dispose d’une méthodologie propriétaire en matière d’ESG qui résulte de l’agrégation de18 sources de données qui filtre 10’000 émetteurs, un outil très puissant. L’ensemble de la gamme de fonds LBP AM est labellisée ISR en France.

Quels sont les clients de LFDE?

En France, notre historique est ancré sur la distribution. Nos clients sont les grands groupes bancaires avec lesquels nous avons su nouer des partenariats solides et les tiers gérants, avec lesquels nous sommes nés. Depuis 2017, nous sommes également devenus un grand acteur du monde institutionnel en France.

LBP AM est également venue chercher une marque de fabrique auprès des tiers gérants. Nous lui apportons aussi une ouverture sur l’Europe, où nous sommes très présents.

Quelle est l’étendue de votre présence hors du marché français?

Nous sommes présents en Suisse, en Allemagne, au Benelux, en Italie et en Espagne, et avons plusieurs mandats et fonds dédiés hors d’Europe. La clientèle «hors de France» représente actuellement environ 17% des actifs sous gestion de LFDE. Le développement européen est notre grand enjeu commun.

Quelles sont les différences sur le plan des produits de chaque entité?

LBP AM a développé une expertise sur les actifs réels non cotés, comme la dette d’entreprise, la dette en infrastructures, la dette d’impact. LFDE se concentre uniquement sur des actifs cotés. Nous pouvons désormais proposer à nos clients des actifs non cotés et une rare profondeur d’expertises.

LBP AM conçoit également des actions protégées, des systèmes de protection, d’overlay, de couverture, alors que nous sommes «long only».

N’existe-t-il vraiment aucun doublon?

Dans le cadre de la fusion, nous serons proches de Tocqueville Finance, la boutique de gestion de conviction plutôt actions, que LBP AM a intégré en 2018. Il est donc prévu que les équipes de Tocqueville nous rejoignent dès 2024.

Notre équipe de gestion comportera 70 professionnels de la gestion de conviction. Nous disposerons ensemble d’une profondeur d’analyse et d’une offre très vaste, sur les petites et moyennes valeurs par exemple, les thématiques internationales. C’est très complémentaire. LFDE dispose ainsi par exemple de fonds sur l’intelligence artificielle et l’espace, et Tocqueville Finance sur la «Global Tech». Tocqueville Finance apporte 15 milliards d’euros, LFDE gère 10,7 milliards (30.9.2023). Ensemble, nous formons un champion de la gestion de conviction.

Comment se sont développées vos opérations en Suisse?

Nous sommes présents à Genève depuis huit ans, historiquement auprès des banques privées et des tiers gérants. Nous venons de nous orienter vers les institutionnels. Notre marque étant bien identifiée à Genève, nous sommes également à Zurich depuis 2021. Des discussions nourries avec les clients sont engagées sur la biodiversité, les petites et moyennes valeurs et l’impact notamment. Avec la nouvelle offre de LBP AM, nous pourrons proposer aux institutionnels une offre plus large et profonde, enrichie de l’offre de Tocqueville Finance, notamment un fonds blend et un fonds axé sur la biodiversité.

Mais est-ce que 2 milliards est un montant vraiment significatif hors de France? Comment allez-vous convaincre?

Nous sommes distinctifs. La singularité de notre proposition s’appuie sur nos expertises. Nous sommes très engagés dans l’ESG, en particulier l’impact. Nos valeurs sont identiques à celles de LBP AM, eux en réponse à leur engagement citoyen et nous sur la base d’une gestion ancrée dans l’ESG. Leur conviction ISR a permis de réaliser ce mariage. Nous pensons tous deux que l’ISR est au service de la performance.

Nos produits d’impact sont très transparents, documentés, notre dialogue avec les entreprises se nourrit notamment d’axes de progrès que nous partageons avec elle. Nous ne sommes pas des activistes, nous préférons accompagner les entreprises, notamment sur les enjeux de biodiversité.

Autre axe de différenciation, notre capacité d’innovation, avec des fonds thématiques, au coeur de nos projets de développement.

Nous sommes pionniers avec des fonds précurseurs en intelligence artificielle, l’espace, la déglobalisation, et pionniers en France de l’investissement à impact coté. Cela facilite les discussions avec les grands groupes, par exemple à Zurich. Les grands établissements bancaires suisses sont très demandeurs de produits et de stratégies qui anticipent le monde de demain.

La performance depuis 2 ans ne vous donne-t-elle pas tort?

Nous restons convaincus que cet outil, notamment grâce à l’analyse de la gouvernance, nous permet d’éviter les accidents tels que Wirecard. Si ces derniers pouvaient passer l’analyse financière, nous ne les avions pas retenus en raison de nos critères de gouvernance. C’est un axe de différenciation au niveau européen.

Est-ce que vous segmentez vos activités ESG en fonds «articles 8» et «article 9» ou autrement?

Notre approche est différente. Nous intégrons l’ESG dans l’analyse de tous nos fonds depuis 2017. Sur l’extra financier, nous analysons la gouvernance nous-mêmes selon une méthodologie propriétaire et qualitative. Cela représente 60% de la note ESG d’un titre. En outre, nous disposons de fonds de conviction durable, dans laquelle nous pouvons monter de niveau d’exigence avec des notes sur les différents critères. Nos fonds Article 9 sont à ce jour des fonds d’impact.

Quel bilan pouvez-vous dresser en 2023, une année difficile pour les marchés?

Nous avons récolté en 2023 les fruits de partenariats bénéfiques avec des groupes bancaires et avons gagné de nouveaux mandats institutionnels d’envergure.

«Cette alliance nous permet de changer d’échelle.»

L’année boursière a effectivement été compliquée pour nos fonds en actions. Nous avons lancé de nouveaux produits, obligataire et thématique notamment.

En 2023, LBP AM a remporté de très importants appels d’offre. Sa collecte est largement positive. Pour LFDE, le solde est plus équilibré.

Quelles sont vos convictions obligataires?

Nous pensons que le taux d’intérêt des Bons du Trésor américain à 10 ans est proche de ses sommets. Si les facteurs techniques restent fragiles, tels que des volumes d’émissions records, nous prévoyons un léger reflux de ce taux d’autant plus que l’inflation diminue et que la croissance est amenée à ralentir. Le crédit reste une classe d’actifs attractive, en raison du portage et d’un taux de défaut bien contenu dans la zone euro.

Sur les marchés d’actions, quelles sont vos préférences?

Les actions internationales bénéficient actuellement d’un meilleur potentiel que celles de la zone euro, laquelle est plus exposée aux risques géopolitiques que les Etats-Unis. La zone euro souffre aussi de l’absence de redémarrage de la Chine, son principal client. Nous sous-pondérons l’Europe. Néanmoins, la valorisation des actions européennes (PER 12 fois) est attractive, si bien qu’elles pourraient subitement partir la hausse à l’apparition de surprises positives. Nous pensons surtout aux small & mid-caps mais également aux thématiques de long terme, comme l’intelligence artificielle. Nous sommes absents de Chine, pour des raisons structurelles, un niveau de dette est élevé, une consommation qui ne redémarre pas, l’immobilier se porte mal, or ce dernier représente 67% du patrimoine des ménages.

Comment se présente votre budget pour 2024?

Le budget 2024 permettra de déployer notre projet de croissance grâce auquel nous changerons de dimension. Nous n’aurons pas de suppressions d’emplois, au contraire nous recrutons, y compris des gérants. Nous avons la chance d’avoir un actionnaire hyper volontaire, ce qui nous a séduits. En 2024, nous pourrons nous développer dans tous les domaines.

Quelle est la prochaine étape que vous rêvez d’atteindre?

Le groupe pèse aujourd’hui 70 milliards d’euros, c’était l’objectif que s’était fixé LBP AM pour 2025. Ce volume d’encours a déjà été atteint en 2023. L’ambition est aujourd’hui à 100 milliards. Mais nous ne sommes pas dans une course à la taille. Nous voulons être un gérant de conviction très bien identifié, non seulement en France mais aussi ailleurs en Europe, asseoir notre position de champion de la gestion de conviction.

Vous avez beaucoup investi dans la biodiversité. Quel est l’accueil de la clientèle?

Nous sommes très sensibles à ce sujet. Nous voulons diriger les capitaux vers des entreprises qui développent des solutions très créatives, durables, et en accompagnant les autres pour gérer au mieux leur impact sur la biodiversité et accélérer leur transition. Nous apprécions par exemple le groupe suisse SIG, leader mondial de l’emballage alimentaire durable, et seul à concevoir des emballages sans aluminium mais avec un plastique de source végétale. Nous accompagnons, dans son changement de modèle, un raffineur d’énergie fossile finlandais qui a engagé un processus de transformation pour devenir un acteur 100% renouvelable, qui conçoit un diesel renouvelable à base de matières premières recyclées.

Si l’on perçoit encore aujourd’hui un peu de frilosité à ce sujet de la part des investisseurs, ces thèmes ayant souffert de leur biais croissance depuis 2022, et s’il manque encore un engouement matériel, nous restons convaincus de la nécessité à investir en faveur de la protection de la biodiversité.