Alexis Bienvenu

Macroscope : l'édition du 6 novembre

Comment faire monter l’inflation ? (Méthode japonaise)

L’inflation est encore trop basse. Accentuons le stimulus monétaire, endettons l’Etat davantage et continuons de creuser le déficit budgétaire ! Coup de folie d’un dirigeant ayant perdu ses repères, alors qu’une grande partie du monde lutte contre l’inflation ?

Absolument pas : c’est la ligne directrice tout à fait raisonnable des autorités japonaises. Il faut avouer que le moment est historique. Pour la première fois depuis une trentaine d’années, la désinflation structurelle que subit le pays est en passe d’être vaincue. Mais le feu monétaire est encore timide. Pour éviter qu’il ne s’éteigne, il faut souffler sur les braises, s’assurer qu’il prenne profondément. Pas seulement sur les matières premières ou la nourriture – ce qui appauvrit un pays importateur – mais également sur les services et surtout sur les salaires, ce qui permettrait à terme de stimuler la consommation.

A cette fin, tout est bon. L’ensemble des autorités japonaises est aligné : banque centrale, gouvernement et syndicats – peut-être moins les entreprises il est vrai.

Ainsi la banque centrale a-t-elle prolongé son attitude extrêmement accommodante lors de sa réunion du 31 octobre dernier. Elle conserve des taux directeurs négatifs (-0,1%) et maintient la limite supérieure pour le taux à 10 ans à 1%, alors que l’inflation se situe à 3%. Les taux directeurs « réels » – ajustés de l’inflation – s’établissent donc à -3%, et les taux à 10 ans réels autour de -2%, un niveau de stimulation rarement atteint. Plus significatif encore : l’inflation excluant l’énergie et l’alimentation fraîche, éléments particulièrement volatils, culmine depuis l’été sur un plateau au-dessus de 4%. Un niveau inédit depuis 1981. Vu sous cet angle, la stimulation n’en est que plus forte.

Certes, le statut du plafond de 1% sur le taux à 10 ans a été revu de manière légèrement moins stricte : la banque centrale le considère désormais comme une limite souple. Les interventions visant à éviter son dépassement seront donc moins systématiques. Mais la banque centrale du Japon reste l’une des rares – si ce n’est la seule – à cibler un niveau maximal sur cette maturité. Et l’on peut supposer que ce niveau ne sera pas remis en question avant, au moins, la publication par la banque des perspectives d’inflation concernant 2026, qui aura lieu en avril 2024. En effet, si les perspectives actuelles d’inflation – hors énergie et alimentation fraîche – sur l’année fiscale 2025 se situent déjà à 1,9%, proches de la cible de long terme, cet horizon n’est pas suffisant pour considérer l’objectif comme durablement atteint. Il faudrait pour cela que ce niveau soit anticipé jusqu’à 2026 au minimum. Dans ce cas seulement, le plafond du taux 10 ans pourrait être prudemment relevé, voire abandonné, ce qui serait une première.

Le marché a compris le message accommodant, envoyant immédiatement la monnaie au-dessus de 151 yens pour un dollar, son niveau le plus faible depuis 1990 !

A cette attitude singulière de la banque centrale s’ajoute celle du gouvernement. En effet, alors même que la croissance est relativement vigoureuse, que le chômage est toujours bas, et que le pays affiche le taux d’endettement public par rapport à son PIB le plus élevé du monde – 255%, comme le Soudan –, le premier ministre vient de faire voter un nouveau plan de relance, à hauteur de plus de 100 milliards d’euros (17 000 milliards de yen). Il cherche à alléger le poids de l’inflation pesant des ménages, une inflation qu’il tente justement d’attiser.

Mais tous ces efforts monétaires et budgétaires ne vaudront rien si les salaires ne suivent pas. De ce point de vue, les syndicats sont en ordre de marche. D’après la chaine NHK, la plus grande organisation syndicale du Japon – Rengo – prévoit de demander une augmentation des salaires de plus de 5% lors du cycle annuel de négociations au printemps prochain. Mais rien ne garantit que ce niveau soit accepté par le patronat. L’enquête Tankan auprès des entreprises n’anticipe qu’une augmentation modeste des prix à la production dans les trois ans à venir (3,8% cumulés), ce qui laisse peu de marge pour augmenter les salaires sans rogner âprement les profits. D’autant que l’inflation dans le reste du monde se situe sur une trajectoire descendante.

Si les préoccupations monétaires propres au Japon peuvent sembler totalement en décalage avec celles de la majorité des pays riches, elles sont pourtant d’une grande portée pour le reste du monde. Car sur bien des aspects, le Japon fait figure de précurseur, en particulier de l’Europe. Décroissance démographique, vieillissement, croissance structurelle atone, dépendance aux matières premières, inflation trop faible, endettement public stratosphérique, salaires en berne, taux directeurs négatifs : tout rappel le Vieux Continent.

Dès lors, si le Japon réussit sa manœuvre osée, il servira de point d’appui. S’il échoue, il guidera l’Europe sur ce qu’il faut éviter, bien que les trajectoires soient déjà assez ressemblantes. Les destins des deux côtés opposés du monde semblent solidaires, malgré la différence d’inflation.

Rédaction achevée le 03.11.2023. Alexis Bienvenu, Fund Manager

 

Telex

Un coup de froid qui fait du bien. L’emploi américain tiédit, c’est ce qu’attendaient la Fed et les investisseurs. Estimées à 180 mille d’après la moyenne des attentes recueillies par Bloomberg, les créations d’emplois non agricoles pour le mois d’octobre ressortent à 150 mille, et les précédentes sont révisées de 336 à 297 mille. Dans le même temps, le taux de chômage remonte à 3,9% contre 3,8%. Les salaires horaires moyens progressent moins rapidement, passant d’un rythme de 4,3% (révisé) à 4,1%. Enfin, le taux de participation de la main d’œuvre, à 62,7%, décroît de 0,1%. Tout converge vers une détente progressive du marché de l’emploi et des salaires, ce qui plaide pour une politique monétaire moins restrictive à l’avenir. Logiquement, les marchés ont accueilli favorablement ces données… les salariés probablement moins.

Un coup de froid qui rend moins service. L’enquête ISM sur le rythme dans le secteur des services aux Etats-Unis montre un tassement : de 53,6 il passe à 51,8. L’autre enquête sur le même secteur, menée par S&P Global PMI, évolue certes un peu plus favorablement, mais à un niveau plus faible. Elle affiche ainsi une donnée révisée à 50,6 en octobre contre 50,1 en septembre. Dans tous les cas, le rythme se situe modestement au-dessus 50, suggérant une très légère accélération. Mais une composante de l’enquête ISM est préoccupante : l’indice des prix payés passe ainsi à 58,6, signalant des hausses de prix toujours significatives. La composante « emploi » indique pour sa part une évolution cohérente avec l’enquête mensuelle, s’établissant à 50,2, contre 53,4 précédemment, confirmant ainsi le net tiédissement du marché de l’emploi.
Ces données, si l‘on excepte la composante « prix », montrent une économie américaine en rythme très adouci par rapport aux derniers mois – ce qui n’est pas défavorable pour le marché à condition que le ralentissement ne s’aggrave pas.