Enguerrand Artaz

MACROSCOPE : l'édition du 20 juin

La Fed dans le flou

 

C’est donc le nom de Jerome Powell qui restera associé, dans l’histoire économique, à la première hausse de 75 pb du taux directeur de la banque centrale américaine, en près de 30 ans. Il succède ainsi à Alan Greenspan, dernier patron de la Réserve fédérale à avoir opéré un tel mouvement, en 1994.

Ce relèvement des taux, particulièrement important, n’a toutefois guère été une surprise. L’accélération non anticipée de l’inflation au mois de mai 2022, avec la forte hausse des anticipations des ménages américains quant au niveau de l’inflation sur 5 à 10 ans, avaient conduit les investisseurs à largement anticiper ce scénario. Lequel pourrait se répéter en juillet. De ce point de vue donc, la Fed a répondu aux attentes. De même avec les révisions à la hausse de ses perspectives d’inflation et de niveau de taux directeurs à la fin de l’année – porté à 3,4%, soit encore au moins 175 bp de hausse – et l’abaissement de ses anticipations de croissance, qui tombent à 1,7% pour 2022, contre 2,8% anticipé lors de la réunion de mars, et 4,0% lors de celle de décembre 2021 ! Au-delà d’une nouvelle accélération du resserrement monétaire qui peut paraître inquiétante, ces éléments peuvent être considérés plutôt positivement : la Fed est déterminée à lutter activement contre l’inflation et, si elle a conscience du risque pour la croissance économique, cela ne la fera pas flancher. Certaines modifications dans le communiqué initial du comité de politique monétaire (FOMC) donnaient le même message.

Toutefois, les propos de Jerome Powell lors de sa prise de parole ont été bien moins lisibles. Il a réaffirmé qu’il y avait une piste pour un atterrissage en douceur, en faisant baisser l’inflation sans casser la croissance, et a exclu tout risque ou volonté de récession. Certes, il était délicat pour le patron de la Fed de tenir un autre discours, mais cela contredit quelque peu la forte révision à la baisse par le FOMC des perspectives de croissance. D’autant que, par la suite, Jerome Powell a nuancé son propos, en expliquant à plusieurs reprises que la trajectoire de l’économie américaine était de plus en plus dictée par des éléments exogènes : conflit en Ukraine, Covid en Chine, prix du pétrole, goulots d’étranglement, etc. Il a par ailleurs reconnu que, si la banque centrale était « très attentive » au danger d’aller trop loin, elle ne pouvait toutefois risquer d’échouer à faire baisser l’inflation. Une manière de dire que la dynamique de l’inflation est plus cruciale que celle de la croissance. Difficile pour les investisseurs de s’y retrouver dans ce jeu d’ombres, dans lequel chacun, optimiste ou pessimiste, peut trouver de quoi alimenter son opinion. Peut-être est-ce, au fond, ce que recherche la Réserve fédérale, en attendant elle-même d’y voir plus clair.

C’est une autre leçon que l’on peut tirer de cette réunion de la Fed. Nous savions que la Réserve fédérale serait flexible, qu’elle était « data dependent », autrement dit qu’elle s’adaptait aux données économiques récentes, mais rarement a-t-elle autant paru naviguer à vue. Un premier exemple : le relèvement de taux de 75 pb – en réaction à des chiffres parus quelques jours avant – alors qu’elle avait largement pré-annoncé une hausse de 50 pb depuis plusieurs semaines.

Mais ce sont surtout les propos de Jerome Powell qui ont été édifiants à cet égard. Tant sur la croissance que sur l’inflation, le patron de la Fed a beaucoup répété, dans la dernière partie de sa conférence de presse, « we just don’t know ». Exercice d’honnêteté qui peut avoir son intérêt, ou aveu d’impuissance face à une situation dont la banque centrale ne peut maîtriser que certains aspects ? Sans doute un peu des deux avec, in fine, une baisse assez marquée de la visibilité sur la trajectoire du resserrement monétaire américain, et sur la capacité de la Fed à résoudre l’équation inflation/croissance. Si la Fed semblait maîtriser pleinement la situation il y a quelques semaines, aujourd’hui il n’y a pas de quoi rassurer des marchés déjà très nerveux.

 

Rédaction achevée le 17.06.2022
Enguerrand Artaz, Fund Manager

 

Télex

Sur la route, pas dans les rayons : les ventes au détail déçoivent en mai aux Etats-Unis. En valeur, les ventes globales baissent de -0,3% (contre +0,1% attendu). En volume, c’est-à-dire corrigé de l’inflation, compte tenu de la hausse de la composante “biens” dans la dernière publication d’inflation américaine, les ventes sont partout orientées à la baisse. Deux raisons majeures : d’une part, les hausses de prix commencent à ralentir la consommation ; d’autre part, la consommation se déplace de plus en plus des biens vers les services, et les chiffres de ventes au détail mesurent essentiellement la consommation de biens. Plus précisément, le mois de mai marquant le début de la “driving season” qui voit les Américains se déplacer largement à travers le pays et consommer abondamment des services (restauration, hôtellerie, transport en commun etc.), on peut imaginer que, dans un contexte de forte hausse des prix des carburants et des transports en commun, nombre d’entre eux aient choisi d’économiser en vue de ces voyages et aient donc rogné sur les dépenses de consommation de biens.

Un plan pour préparer un plan : la Banque centrale européenne a tenu mercredi une réunion exceptionnelle pour évoquer le risque de “fragmentation” au sein de la zone euro, c’est-à-dire les difficultés que représentent le nécessaire resserrement des conditions financières face aux situations très hétérogènes des pays de l’union monétaire. D’un côté, des pays à fort endettement et inflation modérée (Italie, France), de l’autre, des pays à faible endettement et inflation forte (Pays-Bas, Allemagne). A l’issue de cette réunion, la BCE a confirmé que les réinvestissements de titres arrivés à échéance au titre de son programme de rachat d’actifs PEPP pourraient être flexibles, autrement dit, aboutir à des achats plus importants sur les obligations de certains pays. Elle a également annoncé avoir mandaté le conseil économique de la BCE afin d’imaginer une solution plus musclée. Peu de nouveautés donc ; la BCE s’achète « du temps » avant sa réunion de fin juillet.